D’Asmara à Abuja, en passant par le Soudan et l’Afrique du Sud, la désinformation numérique devient une caractéristique de plus en plus courante du paysage politique national en Afrique.
Cette stratégie adopte des tactiques sophistiquées déployées pour la première fois en Afrique par des acteurs étrangers tels que la Russie et l’Arabie saoudite. L’impact à la fois déformant et distrayant de la désinformation numérique rend de plus en plus difficile pour le public africain de distinguer les faits réels des « fake news » tout en suivant les développements politiques, sociaux et sécuritaires sur le continent.
La détérioration de la confiance et de la vérité sur Internet qui en a résulté a ouvert la voie à de nouvelles théories du complot et à des contenus fabriqués de toutes pièces dans un environnement informationnel opaque. La désinformation empêche de prendre des décisions éclairées sur des questions qui touchent la vie quotidienne des Africains, comme le fait de se faire vacciner ou de participer aux processus politiques. En fin de compte, c’est l’objectif de la désinformation dans sa forme la plus malveillante : semer la peur et la confusion pour faire avancer les objectifs politiques de ceux qui diffusent ces fausses informations.
Le Centre d’études stratégiques de l’Afrique s’est entretenu avec Tessa Knight, chercheuse basée en Afrique du Sud au sein du Digital Forensic Research Lab (Laboratoire de recherche en criminalistique numérique ou DFRLab) de l’Atlantic Council, au sujet de ces tendances et des mesures visant à en atténuer les effets.
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Vous avez effectué des recherches sur une série de campagnes de désinformation en Ouganda, en République démocratique du Congo, en Éthiopie, en Érythrée, en Afrique du Sud et au Soudan. Qui était derrière ces campagnes ?
Les exemples de désinformation africaine sur lesquels j’ai enquêté sont le fait d’acteurs divers. Il n’y a pas deux cas identiques, mais la plupart de ces exemples étaient finalement liés à des gouvernements ou des partis politiques nationaux.
Avant l’élection de janvier 2021 en Ouganda, un réseau de faux comptes opérant sur des réseaux sociaux comme Facebook, Instagram et Twitter a diffusé une campagne de désinformation coordonnée en faveur du parti au pouvoir. Certains de ces comptes étaient directement gérés par le gouvernement ougandais par le biais du Government Citizen Interaction Center (Centre d’interaction entre le gouvernement et les citoyens ou GCIC) du ministère des technologies de l’information et des communications et de l’orientation nationale. Le DFRLab a identifié au moins cinq profils d’utilisateurs associés au GCIC qui ont été supprimés lors du démantèlement du réseau par Facebook le 8 janvier 2021.
Plusieurs faux comptes ont également été reliés à un porte-parole du fils du président Museveni, Muhoozi Kainerugaba, lieutenant général de l’armée ougandaise (et commandant des forces terrestres de la Force de défense populaire de l’Ouganda). D’autres comptes opérant au sein du réseau de désinformation ougandais étaient liés à des groupes se présentant comme des sociétés de relations publiques ou des organes de presse.
En République démocratique du Congo (RDC), nous avons fini par remonter la piste d’un réseau de faux comptes sur les médias sociaux que nous avions découvert lors de notre enquête sur la désinformation sur la COVID, jusqu’à un groupe de jeunes de l’Université de Kinshasa. Le contenu de ce réseau avait gagné des adeptes en ligne et a été par la suite – et de manière trompeuse – tagué pour promouvoir un politicien congolais nommé Honoré Mvula et son organisation politique, la Force des Patriotes. Honoré Mvula avait des liens avec les jeunes cachés derrière les comptes, que nous avons pu documenter par des photographies les montrant ensemble lors d’événements à Kinshasa.
« Beaucoup de gens ne sont pas conscients de l’ampleur de la désinformation qui se produit en Afrique et à quel point elle fausse les réseaux d’information ».
Notre enquête sur l’influence des réseaux sociaux coordonnés en Éthiopie a montré que les membres de la diaspora internationale étaient à l’origine de vastes campagnes sur Twitter mettant en avant des récits concurrents liés à la guerre du Tigré, malgré l’absence d’informations vérifiables de manière indépendante. Les comptes tweetant en faveur du gouvernement ont été largement relayés par les membres du gouvernement du Premier ministre Abiy.
De même, la propagande sur l’implication de l’Érythrée dans le Tigré a été créée et diffusée par une organisation appelée New Africa Institute (NAI), se présentant comme une ONG, et relayée par le ministre érythréen de l’Information et plusieurs ambassades éthiopiennes. Simon Tesfamariam dirigeait le NAI. Il vit en Amérique mais est un partisan déclaré du Front populaire pour la démocratie et la justice, le parti au pouvoir en Érythrée. Il a pris la parole lors de conférences au nom du gouvernement érythréen et est proche des responsables gouvernementaux érythréens.
Le réseau désinformation soudanais sur lequel nous avons enquêté était lié à l’oligarque russe Yevgeny Prigozhin et à l’Internet Research Agency de Russie. Cependant, seules deux des 30 pages du réseau que Facebook a supprimées étaient gérées depuis la Russie. La plupart d’entre elles étaient gérées depuis le Soudan et pouvaient être gérées au niveau national par des citoyens soudanais sous contrat avec Prigozhin. Facebook a constaté que cette campagne de désinformation avait des liens avec les entreprises liées à Prigozhin que Facebook avait supprimées en 2019.
Comment ces campagnes respectives ont-elles fonctionné ?
En Ouganda, le réseau à l’origine de la diffusion de ce contenu fallacieux était divisé en trois groupes :
- Messages de soutien au président Museveni et au parti au pouvoir, le National Resistance Movement (NRM) (Mouvement national de la résistance).
- Diffusion de fausses informations sur le candidat présidentiel Robert Kyagulanyi (Bobi Wine) et ses partisans
- Promotion du fils de Museveni en tant que futur candidat à la présidence
Chaque groupe a créé de multiples faux comptes Facebook, Instagram et Twitter qui diffusaient des « fakes news » désobligeantes sur les opposants par le biais d’images, d’affirmations et de hashtags trompeurs – exploitant par exemple l’homophobie ambiante en Ouganda en affirmant que Bobi Wine était homosexuel. Les groupes ont relayé les fausses informations des autres en copiant et collant des messages et des hashtags sur des dizaines de pages et de groupes créés par les faux comptes d’utilisateurs. Les pages Facebook d’un faux organe de presse (le « Kampala Times ») et d’une société de relations publiques récemment créée (« Robusto Communications ») faisaient partie de cette campagne de désinformation, ce qui a contribué à conférer à ces faux contenu un vernis de légitimité. Finalement, le 8 janvier 2021, Facebook a supprimé 32 pages, 230 comptes d’utilisateurs, 59 groupes et 159 profils Instagram pour avoir violé sa politique contre l’ingérence gouvernementale. Twitter a supprimé les comptes liés à ce réseau quelques jours plus tard.
Les étudiants de l’Université de Kinshasa, en RDC, ont créé un certain nombre de faux profils sur les médias sociaux. Facebook a finalement supprimé un réseau de 66 comptes d’usagers, 63 pages, 5 groupes et 25 comptes Instagram liés à Honoré Mvula et à son organisation politique. Nous avons découvert que 26 de ces pages et 5 groupes étaient directement liés à 6 étudiants à l’université. Ces derniers ont déclaré aux enquêteurs qu’ils avaient initialement créé ces pages « pour le buzz », rivalisant entre eux pour savoir qui gagnerait le plus de followers et de likes en publiant des « fake news » sensationnelles.
Les messages de ces pages suivaient un format similaire, commençant souvent par déclarer que le message était « urgent » ou qu’il s’agissait de « flash infos ! ». Les messages allaient de la diffusion du canular selon lequel toutes les écoles de la RDC étaient fermées pour l’année à des théories conspirationnistes sur Bill Gates et des programmes de vaccination dangereux contre la COVID-19 en Afrique. Finalement, lorsque leur faux contenu a gagné beaucoup d’adeptes, ils ont changé le nom des pages qu’ils exploitaient — la majorité des 51 pages que nous avons analysées ont été renommées afin de les faire passer pour des organes d’information ou pour les pages officielles de politiciens ou de partis politiques. Une fois rebaptisées, elles ont continué à diffuser de fausses informations sensationnelles, mais sont passées à la promotion de la désinformation politique nationale.
Les campagnes Twitter autour du conflit du Tigré se situaient dans une zone grise, à la limite entre l’activisme agressif en ligne et la désinformation coordonnée. Les partisans et les opposants du gouvernement au sein de la diaspora ont créé des sites Web qui fournissaient des instructions détaillées sur la création de comptes Twitter, puis des textes pré-écrits et des hashtags que les utilisateurs devaient copier et tweeter. C’est ce qu’on appelle une campagne « click-to-tweet » (cliquer pour tweeter). En outre, les adresses de compte Twitter d’ONG, de journalistes et d’hommes politiques internationaux ont été fournies, et les membres de la diaspora ont reçu pour instruction de les taguer. La plupart des messages prérédigés étaient en anglais.
Dans un cas de production et de diffusion d’une théorie du complot en ligne, les rapports de NAI ont utilisé le langage et le style de la « vérification des faits » pour affirmer catégoriquement que toute preuve d’abus érythréens dans le Tigré était le résultat d’un complot d’un réseau de fonctionnaires et de journalistes occidentaux travaillant avec le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) pour jeter l’opprobre sur l’Érythrée. Contrairement aux autres campagnes que nous avons étudiées, NAI a publié un rapport de 71 pages intitulé « Disinformation in Tigray : Manufacturing Consent for a Secessionist War » (Désinformation au Tigré : fabrication de consentement pour une guerre de sécession) sur le site Web populaire d’auto-édition Medium.
Ce rapport prétendait corriger le dossier sur le Tigré, mais mélangeait de manière trompeuse des affirmations non fondées avec des faits vérifiables pour réfuter les rapports sur les abus militaires érythréens au Tigré. Il a utilisé des notes de bas de page faisant référence à des déclarations générales sur l’histoire et la culture érythréennes – comme l’affirmation générale selon laquelle les viols collectifs sont inconnus en Érythrée – pour donner l’impression d’une rigueur académique. Ce rapport a été amplifié par les comptes de médias sociaux d’officiels érythréens et éthiopiens et d’autres personnes.
« Le réseau lié à Prigozhin a engagé des locaux au Soudan pour gérer nombre de ces comptes afin de rendre leur inauthenticité moins détectable et plus difficile à remonter jusqu’à la Russie ».
Au Soudan, le réseau connecté à Prigozhin a créé 83 faux comptes Facebook, 30 pages, 6 groupes et 49 profils Instagram. Ils utilisaient les faux comptes pour publier, commenter et « aimer » leur propre contenu ainsi que pour gérer des pages inauthentiques – dont beaucoup prétendaient être celles de politiciens ou d’organisations médiatiques soudanaises. Les comptes utilisaient souvent des techniques sophistiquées pour générer de fausses photos de profil. Des Soudanais ont été pour gérer bon nombre de ces comptes afin de rendre leur inauthenticité moins détectable et plus difficile à retracer jusqu’en Russie. Cette méthode était similaire à la méthode de « franchisage » que les chercheurs de Stanford ont détectée au Soudan en 2019. Ils postaient en arabe (parfois en copiant et collant négligemment du contenu mal traduit). Beaucoup de leurs posts étaient des récits positifs sur la Russie et la présence de Prigozhin au Soudan, y compris une grande attention aux paquets d’aide étiquetés « de Russie avec amour » distribués par Prigozhin au Soudan. D’autres articles portaient sur les avantages de l’accueil par le Soudan d’une base militaire russe à Port-Soudan.
Quels étaient les objectifs de ces campagnes ?
À l’approche de l’élection présidentielle de janvier 2021 en Ouganda, la liberté de la presse a été sévèrement restreinte. Ainsi, les hommes politiques issus de l’opposition, en particulier du mouvement de jeunesse dirigé par la National Unity Platform (NUP ou Plate-forme d’unité nationale) de Bobi Wine, se sont tournés vers les médias sociaux pour partager des informations et diffuser des mises à jour sur l’élection. Le réseau de désinformation du parti au pouvoir que nous avons mis au jour a tenté de saper les efforts de l’opposition sur les réseaux sociaux et la popularité croissante de la NUP en dénigrant Bobi Wine et en publiant des messages de soutien à Museveni.
En RDC, une fois les faux comptes et pages remaniés, passant du statut de « piège à clics » à celui d’organismes d’information et de pages politiques aux allures légitimes, ils ont diffusé des histoires flatteuses en faveur d’Honoré Mvula. Il s’agissait notamment de fausses affirmations selon lesquelles Martin Fayulu, le principal candidat de l’opposition à l’élection présidentielle de 2018, appelait à la destitution de son rival de toujours, le président Félix Tshisekedi, une fois que ce dernier aurait pris ses fonctions.
Les campagnes éthiopiennes de « click-to-tweet » se situaient dans un contexte de blocage de l’information dans le Tigré après que le gouvernement y ait coupé l’internet et restreint l’accès des médias. Cette situation a créé un environnement propice aux fausses informations. Les groupes de la diaspora des deux camps ont tenté d’influencer le récit de ce qui se passait sur le terrain au Tigré. En utilisant Twitter et en taguant des utilisateurs influents, ils ont cherché à façonner l’opinion des acteurs internationaux, bien qu’aucun des deux camps n’ait une idée précise ou d’information fiable de ce qui se passait réellement au Tigré.
Les responsables érythréens et éthiopiens ont utilisé le rapport du NAI comme une forme de propagande traditionnelle qu’ils pouvaient diffuser par le biais de comptes de réseaux sociaux affiliés à l’État. L’intention de ces responsables semble avoir été d’utiliser le rapport comme un document « indépendant » et prétendument « vérifié » à partir duquel ils pouvaient créer des points de discussion et se référer lorsqu’ils affirmaient l’implication de l’Érythrée dans le Tigré. Cela a permis aux responsables de transformer les condamnations internationales des soldats érythréens combattant au Tigré et commettant des atrocités et des violences sexuelles en affirmations selon lesquelles les responsables occidentaux étaient ceux qui diffusaient la désinformation.
Nous avons également découvert un enregistrement audio qui encourageait les fonctionnaires de l’ambassade d’Érythrée à Washington à citer le travail de SimonTesfamariam et le rapport du NAI sur le Tigré :
« Notre camarade Simon Tesfamariam, que vous avez vu donner une explication dans différents incidents pour notre défense. Il a préparé ce solide document de recherche, qui réfute toutes les questions soulevées, les rend contestables et les défend. Encore une fois, je n’ai mentionné son nom que pour l’encourager. L’article a été publié par le New Africa Institute. La raison pour laquelle il a été publié par le New Africa Institute est que pour que notre tactique atteigne pleinement sa cible, il fallait le présenter ainsi. Pour que notre travail, à la fois institutionnel et individuel, soit couronné de succès, nous devrions établir nos centres de recherche, ou nos citoyens doivent créer le contenu. » [Traduit du tigrinya]
L’objectif du réseau de désinformation Prigozhin au Soudan était de promouvoir la Russie et Prigozhin comme des amis du Soudan. Il a également cherché à soutenir les Forces de soutien rapide du Soudan (dirigées par le général Mohamed Hamdan Dagalo, vice-président du Conseil de souveraineté) et à présenter les autres dirigeants de transition du Soudan comme des pions des États-Unis, allant jusqu’à suggérer que la situation était meilleure pour le peuple soudanais sous la dictature d’Omar al-Bashir. Les messages de désinformation ont toujours été critiques à l’égard du premier ministre soudanais Abdalla Hamdok et le sont devenus à l’égard du général de corps d’armée Abdel Fattah Abdelrahman al-Burhan, président du Conseil souverain, après la suspension des plans visant à permettre à la Russie de construire une base navale à Port-Soudan.
Quelle est votre évaluation des résultats et de l’impact de ces campagnes ?
En Ouganda, la campagne de désinformation liée au gouvernement a eu un impact relativement important. Bien qu’il soit difficile de dire comment cette désinformation a pu affecter l’élection contestée, la portée du contenu inauthentique était très étendue sur les réseaux sociaux pendant la période précédant le vote. Les cabinets de relations publiques qui faisaient partie du réseau avaient une audience combinée de plus de 10 000 comptes. La suppression par Facebook de la campagne de désinformation du réseau a, à son tour, incité le régime de Museveni à couper Internet et à suspendre Facebook, Whatsapp, Instagram et Twitter quelques jours avant l’élection. Comme de nombreux Ougandais reçoivent leurs informations via les réseaux sociaux, cela a eu un impact majeur sur leur accès à l’information à un moment critique. Don Wanyama, attaché de presse principal du président Museveni, a ensuite demandé à la Commission des communications de l’Ouganda d’enquêter sur Facebook, qui est resté inaccessible en Ouganda pendant six mois après l’élection. Le gouvernement a également bloqué les réseaux privés virtuels (VPN) qui pouvaient être utilisés pour contourner l’interdiction.
« En Ouganda, la campagne de désinformation liée au gouvernement a eu un impact relativement important … La portée du contenu inauthentique était très étendue sur les réseaux sociaux pendant la période précédant le vote ».
Les fausses pages que Facebook a supprimées en RDC avaient accumulé 1,5 million de mentions « j’aime », ce qui signifie qu’elles touchaient manifestement un grand nombre de personnes. Elles illustrent la façon dont les hommes politiques nationaux peuvent tirer parti de la portée de la désinformation en reprenant et en rebaptisant de manière trompeuse des pages qui ont acquis un large public et en les utilisant à des fins politiques.
Le fait que la diaspora éthiopienne ait mis en place des campagnes « click-to-tweet » signifie que les journalistes, les hommes politiques et les dirigeants ont été exposés à de nombreuses informations inexactes et non vérifiées. Par ailleurs, l’utilisation de Twitter a dépassé celle de Facebook en Éthiopie pendant ces campagnes, car les utilisateurs nationaux situés en dehors du Tigré (où il y avait une panne d’Internet) ont commencé à utiliser Twitter pour lire et diffuser des récits pro-gouvernementaux provenant de la diaspora. Cet exemple illustre la frontière ténue qui sépare l’activisme coordonné (comme on l’a vu l’année dernière lors des manifestations #EndSARS au Nigeria) de la désinformation coordonnée. Il s’agit de savoir quand les hyperboles et les affirmations non vérifiées se transforment en mensonges intentionnels et trompeurs.
Il est difficile de quantifier l’impact du rapport du NAI de Simon Tesfamariam, bien que le rapport ait atteint un public de masse grâce à la comédienne et actrice Tiffany Haddish (qui a obtenu la citoyenneté érythréenne en 2019). Sa diffusion a permis au NAI d’être représenté dans des talk-shows et dans les médias. Le fait que les responsables érythréens et éthiopiens se soient emparés des efforts du NAI et en aient encouragé d’autres similaires illustre comment le langage et les figures de style utilisés pour la vérification des faits peuvent être exploités pour « vérifier les vérificateurs de faits » de manière trompeuse, donnant à des gouvernements opaques des moyens de contrer des accusations étayées par des preuves réelles.
Le réseau de désinformation que nous avons observé au Soudan comptait plus de 440 000 comptes. Il semble donc avoir atteint un large public, même si ses messages étaient souvent mal traduits. Néanmoins, il est difficile d’évaluer l’impact de cette campagne.
Quelle était la relation, le cas échéant, entre ces campagnes nationales et la désinformation sponsorisée par des réseaux internationaux en Afrique ?
La tentative de déguiser une campagne de désinformation sponsorisée par des réseaux internationaux (c’est-à-dire la Russie) par le biais d’opérateurs nationaux engagés était claire dans le cas du Soudan. Cet exemple et les cas d’implication de la diaspora dans la tentative de façonner le récit du conflit au Tigré sont les seuls endroits, dans les cas que nous avons étudiés, où nous avons détecté une connexion internationale.
Quelles similitudes et différences en termes d’échelle, de techniques et d’impact avez-vous détectées entre ces campagnes et celles menées par des acteurs internationaux en Afrique ?
Beaucoup de personnes m’envoient des messages pour savoir ce que la Russie et la Chine font en Afrique. Mais qu’en est-il de ce que les pays africains font en Afrique ? Je pense que les gens supposent souvent que les pays africains ne sont pas capables de pratiquer de la désinformation sophistiquée sur les médias sociaux. Et c’est sous-estimer largement la capacité des partis politiques et des acteurs en ligne sur le continent et jusqu’où les gens sont prêts à aller pour faire avancer leur programme. Il y a des centaines de millions d’utilisateurs de Facebook et de Twitter en Afrique. La désinformation coordonnée n’est certainement pas un phénomène limité aux pays occidentaux ou asiatiques.
Je dirais que les cas sur lesquels nous avons enquêté étaient assez similaires à ceux découverts en Afrique par le passé. La principale différence réside dans le fait que les campagnes provenant du pays ou des membres de la diaspora avaient l’avantage de connaître la langue et la culture des pays qu’elles ciblaient. Dans les cas que le DFRLab a détectés, la Russie a vraiment eu du mal à faire en sorte que sa désinformation ait l’air authentique dans les pays africains, même si, comme au Soudan, elle a payé des acteurs locaux pour traduire et publier le contenu. Dans les cas de la RDC et de l’Ouganda, les acteurs locaux avaient un avantage parce qu’ils connaissent le contexte, la langue et beaucoup de nuances politiques. Ils sont capables de créer un contenu authentique de manière plus fluide.
Les campagnes que vous avez étudiées reflètent-elles les acteurs généralement responsables de la désinformation nationale en Afrique ?
Tous les cas sur lesquels j’ai enquêté impliquaient des partis ou des régimes politiques produisant ou bénéficiant de la désinformation numérique. Mais cela est probablement dû au fait que j’ai suivi les élections africaines et les troubles politiques et sociaux en Afrique. La plupart des cas de désinformation que j’ai étudiés avaient un objectif politique sous-jacent.
Les campagnes que vous avez étudiées sont-elles relativement uniques dans les espaces numériques africains ou sont-elles emblématiques d’un nombre croissant de plans coordonnés visant à promouvoir un contenu inauthentique sur le continent ? Certaines régions et certains pays sont-ils plus touchés que d’autres ?
Je soupçonne que la désinformation coordonnée que nous avons découverte n’est que la partie émergée de l’iceberg et qu’elle s’étend à mesure que les gouvernements et les personnalités politiques apprennent à manipuler les algorithmes des médias sociaux en produisant du contenu faux, dupliqué et coordonné.
« Chaque fois que j’ai entrepris de rechercher une désinformation coordonnée avant une élection ou autour de conflits, je l’ai trouvée. »
Chaque fois que j’ai entrepris de rechercher une désinformation coordonnée avant une élection ou autour de conflits, je l’ai trouvée. Je n’ai jamais enquêté sur un espace en ligne en Afrique sans y trouver de la désinformation.
Je pense que beaucoup de gens ne sont pas conscients de l’ampleur de la désinformation qui se produit en Afrique et de la façon dont elle fausse les réseaux d’information. Mes collègues ont enquêté sur d’autres campagnes menées depuis la Tunisie (visant les élections en Tunisie, au Togo et en Côte d’Ivoire), la Guinée, le Kenya et l’Afrique du Sud.
Quelles sont les questions que vous vous posez encore sur ces campagnes et plus généralement sur la désinformation en Afrique ?
Je pense que le fait d’apprendre des entreprises de réseaux sociaux l’identité des responsables gouvernementaux liés aux campagnes de désinformation dans des pays comme l’Ouganda permettrait de répondre aux questions en suspens que nous nous posons sur la désinformation nationale en Afrique, sur la manière dont elle est produite et sur les personnes qui la dirigent.
Quels efforts ayant porté leurs fruits avez-vous constatés pour surveiller, prévenir et supprimer les contenus inauthentiques et inexacts dans les espaces numériques africains ?
Un certain nombre d’organisations de vérification des faits opèrent désormais à travers l’Afrique, comme Africa Check, PesaCheck, Media Monitoring Africa et iLab, qui travaillent ensemble et avec Facebook pour surveiller et démystifier certaines des désinformations les plus flagrantes et les plus répandues en ligne. De même, Facebook supprime désormais automatiquement certains comptes et pages dupliqués et clairement inauthentiques. Mais, comme je l’ai dit, ce n’est probablement que la partie émergée de l’iceberg.
« Il y a de plus en plus d’organisations locales qui mènent ce genre d’enquêtes, ainsi qu’un formidable journalisme et des rapports sur la désinformation provenant du continent. »
Nous sommes très peu nombreux à scruter les campagnes de désinformation et à chercher activement à en découvrir les origines, les liens et la portée. Ce type de recherche et de dénonciation en ligne peut être très sensible dans certains endroits, et n’est donc pas pratiqué partout. Il faut aussi de la formation et généralement une relation avec Facebook ou Twitter pour décortiquer ces campagnes avec des informations supplémentaires auxquelles seules les plateformes ont accès et qu’elles peuvent partager à leur guise.
Je pense que le travail de détective en ligne que moi et quelques autres faisons pourrait être reproduit et étendu. Le Digital Forensic Research Lab dispense de nombreuses formations dans ce domaine par le biais de son programme 360/Digital Sherlocks, afin d’aider les journalistes, les membres de la société civile et les chercheurs du continent à acquérir les compétences nécessaires pour mettre repérer et analyser les réseaux de désinformation numérique.
Malheureusement, il n’y a pas beaucoup d’intérêt ou de financement pour enquêter sur la désinformation dans les pays africains. Mais il y a de plus en plus d’organisations locales qui mènent ce genre d’enquêtes, ainsi qu’un formidable journalisme et des rapports sur la désinformation provenant du continent. Je suis toujours impressionné par les chercheurs et les journalistes qui font ce travail dans des environnements répressifs, car cela peut être incroyablement dangereux.
Avez-vous des suggestions de politiques sur la manière dont ces initiatives peuvent être aidées, étendues ou reproduites ?
Les entreprises de médias sociaux doivent investir davantage en Afrique. Elles n’ont pas une compréhension suffisante des pays africains dans lesquels elles opèrent et de leurs paysages informationnels et politiques variés. Ceci conduit à de mauvaises prises de décision en matière de désinformation et à des pratiques réactives plutôt que proactives. De même, les chercheurs, les membres de la société civile et les journalistes ont besoin de plus d’informations de la part de Facebook pour comprendre ces réseaux de désinformation et savoir qui se cache derrière eux.
Il faut également que davantage de personnes parlant les langues africaines locales travaillent pour les entreprises de médias sociaux. On ne peut pas avoir une modération efficace des réseaux sociaux dans une poignée de langues seulement. Je comprends que c’est assez difficile car en Afrique du Sud, par exemple, nous avons 11 langues officielles. Mais je pense que davantage de ressources doivent être investies en Afrique alors que des millions d’Africains sont en ligne et que les entreprises de réseaux sociaux voient clairement la valeur de ces marchés.
Il serait intéressant que certaines des plus grandes démocraties africaines exigent des entreprises de réseaux sociaux qu’elles investissent dans la surveillance de la désinformation et qu’elles partagent leurs résultats de manière transparente pour obtenir l’autorisation d’opérer sur leurs marchés.
Nous avons vraiment besoin que les entreprises de réseaux sociaux intensifient leurs efforts, car faire peser la responsabilité sur la réglementation gouvernementale en Afrique pourrait se retourner contre nous. Nous avons vu que lorsque des pays comme le Nigeria, l’Ouganda ou même l’Afrique du Sud ont essayé de criminaliser la désinformation, cela peut être utilisé pour réprimer la dissidence. Ces lois peuvent donc être utilisées comme une tactique répressive à l’encontre des partis d’opposition et des membres de la société civile qui s’organisent et partagent de plus en plus d’informations en ligne alors que les autres espaces dédiés à la liberté de la presse, de réunion et d’expression sont de plus en plus restreints.
Ressources complémentaires
- Conseils pour la vérification des faits d’Africa Check
- Suivi des médias en Afrique par KnowNews Dashboard
- The Economist, « A Growing Number of Governments Are Spreading Disinformation Online », 13 janvier 2021.
- Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « Un phare dans le brouillard de la désinformation en Libye », Éclairage, 9 octobre 2020.
- Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « Les campagnes de désinformation russes ciblent l’Afrique : un entretien avec le Dr. Shelby Grossman », Éclairage, 18 février 2020.
- Kwami Ahiabenu, Gideon Ofusu-Peasah et Jerry Sam, « Media Perspectives on Fake News in Ghana », Penplusbytes, mai 2018.
- Joseph Siegle, « Managing Volatility with the Expanded Access to Information in Fragile States », Diplomacy, Development, and Security in the Information Age, Shanthi Kalathil, ed., 2013.
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